Hôpitable

Journal de résidence
d'un designer à l’hôpital

Marc Brétillot par Anne Muratore.
En résidence au CHU de Saint-Étienne en 2018 et 2019, le designer Marc Brétillot a réalisé une exposition-restitution, Hôpitable, et écrit son journal de bord. En voici la version intégrale, entre rapport d'étonnement et manifeste pour une nouvelle alimentation à l'hôpital.
Remerciements :

À Mourad Haraigue, pour son invitation au projet de résidence.

À Martine Vial, pour son enthousiasme communicatif.

À Soizic Briand, pour son soutien et pour son travail d'édition, sans qui je n'aurais pas été au bout et sans qui vous n'auriez pas eu connaissance de ce journal (cela aurait été dommage !)

À Isabelle, ma douce.

© marc.bretillot - textes et images.

Hôpitable


Journal de résidence (mai 2018 à mars 2019)

  • 1/ Hôpital Bellevue
  • 2/ Crèche du personnel
  • 3/ Unité des troubles du comportement alimentaire
  • 4/ Hôpital de jour de Firminy
  • 5/ Soins palliatifs
  • 6/ Le Farci de courgette
  • 7/ Les contraintes du projet d'exposition
  • 8/ La ville de Saint-Étienne
  • 9/ Vernissage en purée
  • 10/ Utopitable

1 - Hôpital Bellevue


Quand Nombril de Vénus,*le chargé du projet culturel du CHU de Saint-Étienne*, m'a proposé de réaliser une résidence au Centre hospitalier universitaire, à cheval sur 18 et 19 de ce double millénaire, j'ai dit oui. Le sujet m'intéressait, je n'y connaissais rien (ce n'est pas tout à fait vrai, mais je ne m'en suis rendu compte que plus tard...).

Nombril a communiqué mon intervention aux services de l'hôpital en général, et plus spécifiquement aux réseaux qu'il y entretient. Quelques personnes se sont manifestées, par curiosité pour la dénomination design culinaire ou par amitié pour Nombril.

La première fois que je suis venu à l'hôpital, c'était à l'hôpital Bellevue, qui se trouve au sud de Saint-Étienne. Je n'ai jamais compris que l'hôpital de Bellevue, en hauteur comme son nom l'indique, se trouve au sud de la ville, pas plus que je ne comprends que l'hôpital Nord se trouve au bas, dans la vallée. Ceci constitue une inversion de mes pôles d'orientation, une bizarrerie comme Saint-Étienne sait le faire. Cette ville est alternative.

Dans la cabine de l'ascenseur, une petite affichette avec ma tronche, celle qui me sert à communicationner. On m'y voit tenir au premier plan un œuf rappelant le haut de mon crâne. C'est Anne Muratore, Ciboulette, une amie marseillaise, photographe, qui en est l'auteure, j'étais jeune et croyais encore que le succès, la notoriété, pourraient être la source du bonheur.

Le premier rendez-vous a lieu dans l'unité de gériatrie. Madame Ail, très dynamique, y anime un atelier de cuisine. Elle m'explique son travail : préparer un repas avec les patients qui en ont l'envie et les capacités, puis déguster la production avec les patients très vieux, très diminués, mais capables de se déplacer. N'allez pas croire que la majorité puisse le faire en autonomie, non. Ils sont dans des fauteuils mécanisés, maintenant leurs corps morcelés, déconfits, vibrant. Tout ça, le caoutchouc des pneus sur le PVC des sols du bâtiment ERP, couine à chaque mètre. À chaque conversation surgissent des acronymes, alors merde, moi aussi j'en connais : FPPM (Faut pas pousser mémé), EBSJ (Et bien si justement !)...
 


*Nombril de Vénus : Le nombril de Vénus (Umbilicus rupestris) est une plante succulente, une vivace à souche tubéreuse, présente naturellement en France. Les feuillages sont comestibles et la longue floraison lumineuse est très visible au printemps et en été.
*CHU : Centre hospitalier universitaire.
*PVC : Polychlorure de vinyle.
*ERP: établissement recevant du public.


Avant le début de l'atelier, j'enregistre la conversation avec mon téléphone. Voici quelques extraits :

Pavillon 13 et 15 - SLD (soins de longue durée) 
 
- Ce sont des patients âgés qui ont de multiples pathologies. Quand ils sont là, ils restent tout le temps. C'est leur lieu de vie !

- Animation d'aujourd'hui : la petite cuisine. Je travaille toujours avec deux bénévoles. On prépare le repas ensemble et on mange ensemble. L'intérêt c'est de cuisiner là, qu'il y ait des odeurs, comme à la maison. Le menu est décidé ensemble, on essaie de voir ce que les gens aiment manger : faire des frites, c'est pas au quotidien dans les services !

- Vous allez voir les remarques, on n'insiste pas trop pour que les résidents viennent. Il y en a qui aimeraient venir plus.
 
- Ici, c'est pas mieux que le reste, c'est différent.

- Une fois, un monsieur quand il arrive il dit : « ah oui, c'est là qu'on a fait un banquet ». Il avait retenu l'essentiel... Je le redis souvent, ça. Ça veut dire : là, on a gagné.

- Des fois c'est plus dur, on a du mal. À la fin, avec les bénévoles on se dit « oh là là, on n'a pas réussi à discuter ». Même s'ils n'ont pas la possibilité d'exprimer leur satisfaction, l'important c'est qu'il la ressente, qu'ils soient biens.

- On peut faire aussi des gâteaux dans les services. On fête les anniversaires ! Goûter dans le service, il y a l'odeur.

- Quand on regarde tout ce qu'on fait en animation, c'est surtout la nourriture et la musique. C'est les deux trucs qu'on fait le plus.

- La plus grande souffrance, c'est l'isolement.

- On doit s'adapter aux différentes cultures.                          
MB1 Préparation des melons.Pendant l'atelier de préparation des repas. ©Marc Bretillot

Mets de mots


Je débute dans l'enregistrement, j'improvise total, novice, candide. « Heu, zut zut, vous pouvez recommencer ? J'ai pas appuyé sur la bonne touche. » Replay, rewind, en arrière. Record, en avant, en avant comme j'te pousse. Je tremble, il fait chaud. « On peut pas ouvrir la fenêtre ? » Stop. Encore ?

Je n'avais pas prévu que les mots deviennent la matière de cette résidence, je n'avais pas prévu que les mets, qui sont la matière habituelle de mon travail, se dérobent, pffuit, au profit de la parole.
Mets de mots, c'est délicieux aussi, isn't it ?

Nous déjeunons avec les patients. La conservation est banale, le temps qu'il fait, celui qui passe... Certains patients prennent néanmoins du plaisir à ce repas en commun. J'aide la patiente à ma droite à manger, comme je le faisais quand mes garçons n'étaient pas en âge de tenir leur cuillère. (J'ai eu trois mecs, c'est dans les gènes, mes quatre frères et sœurs ont tous eu au moins trois couillus. Les filles, c'est du bonus, je me suis arrêté à trois !) C'est la première fois que cela m'arrive, de donner ainsi la becquée à un adulte. Cela semble faux. Cela n'existe pas dans mon imaginaire. (Mes parents sont morts alors que j'avais 20, 25 ans. Leurs parents quand ils étaient jeunes aussi. Je n'ai pas eu de grands-parents !) Nombril de Vénus sort marqué par ce repas, comme abattu, dégoûté. Moi, non. Je le redis, ce que j'ai vu n'existe pas, pire que Thomas. Je n'ai pas eu à mettre des couches à plus vieux que moi, c'est ainsi, chacun son histoire.

À l'instant, je sais que je ne tirerai rien de productif de cette expérience, à part ces quelques lignes, que certains trouveront, à tort ou à raison, déplacées. Tout n'est qu'une question de point de vue. On voit d'où l'on est (naît), c'est bien le problème de l'objectivité de l'anthropologue.

2 - Crèche du personnel de l'hôpital


Ma seconde rencontre à l'hôpital Est, au nord. Le nord est au sud, la fin au début, tout est sens dessus dessous. Ne reste-t-il qu'à se vouer aux saints ? Saint-Étienne, Saint-Chamond, Saint-Genest... y'a que ça dans le coin ! Des saints, des saints, des saints.

Après les hors d'âge, les tout juste sur deux pattes. D'un bout à l'autre de la vie et en sens inverse ! Direction la crèche des personnels de l'hôpital. La crèchouille est récente, détachée de l'hôpital Nord contemporain par un immense parking fade, trop garni pour y trouver une gâche. Il y a ceusse qui voiturent, font trois fois le tour du parkinge, des trente jours à tournicoter, à prendre de l'aspirine comme du lait... ou ceux qui prennent le tram qui traverse la ville de part en part, c'est plus efficient, sûr.
 
Le bâtiment, spacieux, lumineux, s'étire de plain-pied. Je passe la matinée et le repas en observation. Incroyable autonomie des bambins qui piochent dans les barquettes, se servent d'eau, enlèvent délicatement le papier des petits-suisses, partagent équitablement les plats commensaux alors qu'ils ont moins de trois printemps ! J'imagine un dispositif - une caméra placée au-dessus de la table à manger - qui permette de faire état de l'acquisition de cette autonomie stupéfiante. Pour agrémenter le tout, et parce qu'« alimentation et histoires » est mon sujet de prédilection, je dessine au milieu des enfants une histoire en rapport avec ce qu'ils mangent.
Marc Bretillot dessine le dispositif - une caméra placée au-dessus de la table à manger - pour capter les progrès des enfants.Sur le dessin des enfants, Marc Bretillot dessine le dispositif - une caméra placée au-dessus de la table à manger - pour capter les progrès des bambins. ©Marc Bretillot
La nourriture est narrative. Ce que j'introduis dans ma cavité buccale ressort en paroles. Des histoires, des contes, des légendes et des rituels naissent à chaque bouchée. Les enfants ont encore peu de mots à disposition, je me fais media. Ils mangent, je dessine. C'est sans compter leur appétit d'expériences. Une fois repu, un, deux bambins réclament le pinceau et s'exécutent. Nous dessinons ! Je complète le dernier lavis par une mise en abîme du dispositif. La boucle est bouclée.

Je vous raconte ça, c'était en juin. Je reviens en septembre et là, plus la même musique : mes dessinateurs bavards sont partis. La nouvelle fournée est beaucoup plus jeune, moins de deux piges, areu, areu, plus moyen de dessiner... En désespoir de cause, j'ai essayé les collages. Pas mieux. Au-delà du fait qu'ils sont adorables, qu'avec ma dégaine de père Noël frelaté nous jouons à faire la cuisine avec une dînette et un fourneau en bois échelle un demi, plus moyen de coproduire des travaux.

Mon travail à la crèche s'arrête là.

3 - Unité psychiatrique des troubles du comportement alimentaire (TCA)


TCA, ça sonne Seconde Guerre mondiale, mais il s'agit bien de troubles de l'époque actuelle : troubles du comportement alimentaire.
Nous avons rendez-vous, Nombril de Vénus et moi, à l'Unité psychiatrique des troubles du comportement alimentaire.
Évidemment, s'il y a alimentaire dans un titre, cela m'asticote, me chatouille, me gratouille le cervelet. Je suis curieux maladif, de ce qui s'ingurgite. Si je marche dans une rue et que sur le trottoir d'en face je vois une boucherie à la bonne mine, et bien je traverse tout de go. Je n'ai aucune intention d'achat, non, simplement je veux m'assurer que le persillé de la côte de bœuf est généreux, cela me suffit, me contente, la journée sera belle. À quoi ça tient !

Aïe ! J'ai omis qu'alimentaire, ici, est précédé de la locution « troubles du comportement ».

On me met en garde, c'est Dachau ! Je n'ai pas été confronté à ces images terribles. Je ne suis pas un perdreau de l'année, je sais bien que je n'ai pas accès au plus grave : horizontal, que des os, à la perfusion, quoi.

Revenons à cette première réunion. Il y a le médecin du service, le docteur Carotte, la cadre de santé, Madame Noix, et un interne. Nous discutons trois-quarts d'heure, des échanges que j'enregistre méticuleusement avec l'assentiment de tous, sur mon bigophone à tout faire (sauf la cuisine, enfin, pas encore...)

C'est la seule fois pendant toute cette résidence que je discute avec un médecin ! Je croyais, gros bêta que je suis, qu'à l'hôpital, il y en avait beaucoup des toubibs. Je peux vous garantir que c'est faux ! Un, pas deux, je sais compter encore, nom d'une pipette, je dis bien un, un carabin, sans s. Un tout net !

J'exagère un poil, mais ça ne compte pas, en vrai. Une rencontre et pffuit, pas de suite. J'ai eu une réunion avec les diététiciennes. Que des femmes, absolument, une trentaine. Tous les dièts de l'hosto sont des femmes. Waouh ! Imagine le bureau de la cheffe, tout en longueur, et dedans, rangées, serrées, trente blouses blanches immaculées, ajustées sur des corps harmonieux (ni trop gras, ni trop maigre, forcement !) Mon zigue au milieu, rouge, grassouillet, épié par trente paires de seins, t'en mène pas large.
V'là t'y pas que je parle de design, j'ai jamais su vraiment ce que c'était, ça change tout le temps, et à Saint-Étienne, c'est partout : en lettres néons, Kebab design ? Salade, tomate, oignon, tout pareil... Design ? Chez Janine, design salon de coiffure, bigoudi, laque, ringue tout pareil... Design ? Gérontopôle Auvergne Rhône-Alpes, design santé numérique ? On va dire que je divague, tiens, y'a photo ! Hein ?
MB3 Gérontopôle design.À Saint-Étienne, le design est partout : du kebab au gérontopôle design-santé-numérique. ©Marc Bretillot
Moi, je m'en tiens au pape Ettore. Doué comme pas deux, comme personne, architecte, poète, voyageur, antidesign, utopiste... Designer ! Mort à 90 piges, Saint Sylvestre 2017, net ! Ettore Sottsass, il Papa del design :
« Le design ne signifie pas donner une forme à un produit plus ou moins stupide, pour une industrie plus ou moins sophistiquée. Il est une façon de concevoir la vie, la politique, l'érotisme, la nourriture et même le design. »
 Urbi et orbi !

Plus sérieusement, les médecins sont pressés. Sérieux, ils ne se soucient pas d'un olibrius de mon espèce qui vient faire je ne sais quoi... Cela me fait penser à l'artiste iconoclaste Robert Filliou : « L'art est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art ». Pas mal, non ? Alors : le design est ce qui rend la vie plus intéressante que le design ? Ou, si on accepte le design comme concept fonctionnel, le design est ce qui rend la vie plus efficiente que le design.

Revenons à la première réunion TCA (je sais je l'ai déjà dit, mais je digresse, aussi bavard en écriture que taiseux dans la vie ! Je vous remets le fil... le citronnage bien en place).

La réunion est passionnante, en tout cas pour moi, candide. J'enregistre, je transcris, appliqué. J'me dis, j'vais imprimer en grand, gros caractères, noir sur blanc, 4 par 3 ! Le docteur Carotte me signifie le challenge qui m'attend : « arriverez-vous à parler le langage de nos patientes ? »

« Arriverez-vous à parler le langage de nos patientes ? ». L'écho trotte encore dans ma tête. Je n'ai pas la réponse. Il vous appartient, lecteur de ce journal ou parcimonieux visiteurs de l'exposition, de répondre. Un certain M. Bretillot est-il arrivé à parler le langage des patientes hospitalisées au service de psychiatrie spécialisé dans les troubles du comportement alimentaire ? Et, au-delà, aux patients des autres services ? Et, au-delà, aux soignants, aux employés ; et, au-delà, à l'administration ? Sur ce dernier point, je crois que j'ai la réponse puisqu'un certain Monsieur Pourpier*, directeur de la communication, m'a nommé, dans un mail que je n'aurais pas dû voir, « un certain Mr Bretillot ». Je crois que, définitivement, je ne suis pas en capacité neurosensible (pour employer le galimatias idoine) d'ouïr le langage chef, petit ou grand, pion, flicaille, énarque, X, sup de com.... J'ai un trouble aigu de soumission à toute hiérarchie. Et je ne me soigne pas.


*Le Pourpier (Portulaca oleracea),  Pourpier maraîcher ou Porcelane est une plantes herbacées aux tiges rampantes, à la fois considérée comme une adventice, mais également cultivée pour l'alimentation et utilisée en phytothérapie.


 
Le premier atelier est une sorte de brainstorming avec les infirmiers et aides-soignants. J'explique ma pratique et invite à réfléchir à des modes opératoires envisageables. Forcément, je marche sur des œufs. Il n y a pas beaucoup de répondant, mais, cahin-caha, nous arrivons à une idée de réalisation : transformer les plateaux repas des patients en les « recuisinant ». La comparaison artistique est le ready made, présentement customisation de plateaux.
Tout cela me semble clair, jusqu'à ce que la cadre de santé me dise au bigophone « personne n'a rien compris !». À plusieurs reprises, pendant la résidence, on me renvoie à cette image d'immature communicant. Aussi habile à exposer mon projet qu'un poisson rouge à déclamer du Shakespeare dans le texte et dans le bocal ! Carabistouille, vingt ans de sacerdoce d'enseignant en école supérieure, une cinquantaine de projet dans plus de vingt pays étrangers pour en arriver à cette désarmante conclusion ! Piètre communicant. Nul et nul de pomme.

J'y retourne quand même, remonte au front, poilu (assurément), blessé, mais pas vaincu !

Deuxième atelier, on customise les plateaux repas. Il y a, dans la salle à manger équipée d'une petite cuisine, plus de blouses blanches que de patientes. Nous formons des binômes une malade et une personne, comment dire ? Normale, saine soignante ? Chaque binôme a sa tâche : qui réarticule l'entrée, qui recuisine le plat, qui redesigne le dessert. Ça va bon train, les patientes sont à la découpe méticuleuse façon trois macarons (Michelin, pour les néophytes), quand à goûter, c'est une autre histoire... Enfin, nous dressons les plats, la table, c'est joli.
Dans l'exaltation de faire ensemble, le chrono est dépassé d'une heure. Je me fais remonter les bretelles, que j'affectionne par ailleurs (réminiscence de la cour de récréation, où mon blaze, Bretillot, se transformais souvent en Bretelles, hé, Bretelles, tu viens... magne, Bretelles, grouille.)
 
Forcément, un service hospitalier comme ça, qui reçoit un designer comme ci (qui ne pense que bouffe, bouffe, pinuche, patoche, pistache), c'est délicat. Alors je m'applique, je mets les formes. Je note et adresse des comptes-rendus à Madame Noix.
Exemple :
La dernière réunion avec les aides-soignants et les patientes a permis de co-imaginer un scénario d'intervention. 
Cette séance a consisté, dans un premier temps, à poser les vastes contours du design culinaire. Mais surtout, dans un deuxième temps, à travers un exercice dit de « partage d'images collectives », de définir une piste de travail.
L'équipe a pu être déroutée par cet exercice, la création implique toujours une phase de questionnements, d'inconnu...
Néanmoins il s'est dégagé une piste forte et bien identifiée qui est : revisiter le repas, solliciter tous les sens. 
À partir de l'existant (le repas fourni par la cuisine centrale), comment imaginer quelque chose qui sorte de ce quotidien, qui le ré-enchante ?
Stimuler l'imaginaire, développer la stimulation des sens. 
Quelques pistes : 
-      Construire un scénario à partir d'un goût. (Je goûte du chocolat, où suis-je... avec qui...)
-      Stimuler certains sens plus précisément, plus isolément (se boucher le nez pour sentir les textures, fermer les yeux pour se concentrer sur le goût...)
-      S'amuser (changer les outils de dégustation, utiliser une paille, des baguettes, une fourchette à la place d'une cuillère...) 
-      Modifier les contenants (ratatouille en tasse, poisson sur le manche d'un couteau, crème sur le dessous du verre...)
-      Modifier la posture (manger debout, allongé, en tailleur...)
-      Changer les manières de service (poser une assiette en dansant...)
In fine ces exercices devraient démontrer que manger est aussi un espace de création et de narration. 
Pour mettre en place cet atelier, l'idéal serait de pouvoir bénéficier d'un temps de repas expérience, précédé d'une heure de réflexion, mise en place. 
Dans l'attente de votre retour,...
MB4 Ateliers de réimagination culinaire.18 décembre 2018. Ateliers de réimagination culinaire. Le repas est transposé graphiquement. ©Marc Bretillot
Nous aurons six séances, en voici le déroulé :

1- Échanges avec l'équipe sur les enjeux possibles de l'intervention.

2- Brainstorming encadrants patients pour définir la piste de travail. Le consensus se fait autour de « Revisiter le repas, solliciter tous les sens ».

3- À partir du plateau repas standard recuisiner des recettes originales.
 
4- Repas revisité avec une attention particulière portée au sensoriel, pièce dans la pénombre, dégustation du plat chaud sous un drap, environnement sonore choisi...
À l'issue de cette quatrième séance, nous avons fait un point avec Noix. Il en ressort que la manipulation et la dégustation des aliments en commun pose problème pour nombre de patientes. Pour ma part, je ne suis pas en mesure de dire si la partie créativité est source de problèmes, ayant vu des patientes impliquées et force de proposition.

5- Repas imaginaires par le biais d'un dialogue et d'une écriture plastique dessins/collages, pour la réalisation d'images de grand format (la nourriture n'est plus manipulée ni dégustée, elle est transposée graphiquement).

Une série d'exercices plastiques est proposée :
         Le dessin outil synthétique et universel de communication : une personne écrit une expression ayant trait à l'alimentation. La deuxième traduit en dessin le plus expressif et imagé possible cette expression. La troisième doit deviner l'expression.
         Le cadavre exquis graphique : après avoir choisi une famille d'aliments, ici le végétal, nous réalisons un cadavre exquis. Capucine Tubéreuse le découpe puis réalise une composition qu'elle peaufinera en dehors de l'atelier. Ces séances lui donnent l'envie de réitérer le jeu avec ses camarades d'hôpital.
         La peinture qui tourne : les quatre participantes : Capucine, Cresson d'hiver, Fève* et moi commençons une peinture avec pour thème le repas. Au bout de dix minutes, on fait tourner les peintures et ainsi de suite jusqu'à ce que tous aient mis leur touche aux tableaux. Chacun recompose donc l'image à partir de celle produite par son prédécesseur. À la fin de cet exercice nous exprimons notre intention de départ, et comment nous avons perçu les images qui nous étaient proposées.


 
*Fève est infirmière, ravissante, vive. De toutes les personnes rencontrées dans le service, c'est la seule qui semble trouver un intérêt véritable aux ateliers, ou tout du moins qui me le dit. C'est rare, réconfortant. Elle partira faire un voyage à vélo en Afrique, c'est une autre histoire, et une perte pour la mienne. 

 
6- Choix des œuvres en vue d'une exposition, brainstorming pour leur donner des titres : Picassiette, Rolling Fish, La Guerre dîne.

À l'issu de ces ateliers, j'aurais aimé que le docteur Carotte me dise si j'avais su parler le langage de ses patientes. Je lui ai envoyé plusieurs mails, restés sans réponses. J'apprendrai qu'il est parti à la retraite ! Décidément ! Carottiné.

4 - Hôpital psychiatrique de jour de Firminy


Atelier pâtisserie avec deux patients, Christophine* et Arbouse* (mais nous l'appelons Arbe vu qu'il est gaillard comme un chêne). Nous y avons joyeusement revisité des classiques de la pâtisserie française. (Et ça tombait pile, l'année précédente, j'avais passé mon CAP de pâtissier)

Au début de mon intervention, j'ai imaginé cet atelier comme un moyen d'expression créative. Les contraintes de temps (l'atelier doit se dérouler en deux heures suivies d'un repas où nous dégustons les pâtisseries au dessert), d'espace et de matériel (petite cuisine ménagère) ont eu raison de mes ambitions. Néanmoins, les participants sont heureux de ce moment. Arbe retrouve des sensations de son ancien métier de cuisiner. Cristophine, une fierté à parvenir à ces réalisations pâtissière techniques.



* La Christophine : (Sechium edule) est une plante vivace de la famille des cucurbitacées, cultivée sous climats chauds comme plante potagère pour son fruit comestible à maturité, mais également pour sa tige, appelée « brède chouchou » à l'île Maurice et à La Réunion, et occasionnellement pour sa racine riche en amidon. Le terme désigne aussi le fruit qui est consommé comme légume.


* Les arbouses sont de jolies baies sphériques rouges. Leur taille varie de 1 à 2 cm. Le fruit est comestible, mais n'est pas franchement excellent. Il est cependant parfois consommé, plutôt sous forme transformée (par exemple sous la forme de conserves)



Hopitable, performance culinaire participative, Marc Bretillot & CHU de Saint-ÉtienneArbe présente son mille-feuille à la vanille et figues fraîches. Une bille, un vrai comédien, une tronche d'acteur studio, il se prête au jeu des prises de vue avec malice. Ce sera l'affiche de l'exposition assurément. ©Marc Bretillot
Nous ferons quatre ateliers :

Le premier est un round d'observation autour d'une tarte aux abricots que je propose d'agrémenter de tendres feuilles de basilic. L'accord est trop osé pour les patients qui poussent délicatement du bout de la fourchette la verdurette. Bon, la prochaine fois, je ferais plus classique.

Pour le second, choux au chocolat. Pâte à choux, crème pâtissière au chocolat et, au lieu du fondant fastidieux à poser, cacao en poudre et sucre glace. La pâte à choux est bien réalisée. Quand il s'agit de la dresser à la poche à douille, les choses se compliquent...

Au troisième, mille-feuille à la vanille et figues fraîches et compotées. Je profite du repas d'après atelier pour initier un cadavre exquis. Au moment de la dégustation du mille-feuille, nous notons chacun une phrase qui nous passe par la tête. Nous replions la feuille afin d'en cacher la graphie. Puis nous passons la feuille à notre voisin et ceci jusqu'à la fin du tour de table. À la fin nous découvrons les textes et les lisons. Ils parlent du moment, des sensations de la dégustation, de la relation des personnes.

Exemple :
Tu es la femme de ma vie
J'écoute mon ventre, j'aimerais le comprendre
Je mange une bouchée de ce somptueux dessert
Le croustillant de la pâte feuilletée me fait craquer
Un gâteau merveilleux
Mi-figue, mi-fille, mille mots
 
Pour le quatrième, je propose un gros gâteau à partager. Génoise, chantilly et poires caramélisées, montage à la façon d'une forêt noire.
À la fin des séances je prends chaque patient en photo devant sa réalisation. Série de portraits que je retouche sur Photoshop pour en exacerber les couleurs. Itou la patoche : de tous les métiers de bouche, c'est celui qui travestit le plus, travaille pour la fête du palais, carnaval de saveurs ! On ne mange pas de pâtisserie par nécessité, par faim, mais par plaisir. C'est une petite fête gourmande, dionysiaque, une fois la sustentation élémentaire consommée.
Arbe, une bille, un vrai comédien, une tronche d'acteur studio, il se prête au jeu des prises de vue avec malice : mange mon gâteau, et je vais te manger. Ce sera l'affiche de l'exposition assurément.

5/ Soins palliatifs


Tout est calme, serein. Bellevue, c'est l'hôpital hygiéniste du XIX: on a de la place, chaque spécialité a son pavillon, pas de contaminations. Celui des soins palliatif est de plain-pied, un peu à l'écart, protégé par quelques arbres vénérables. Face à lui, en contre bas, la morgue, te voilà prévenu... Les soins proposés ne sont pas curatifs, ils visent à accompagner le mieux possible les patients dans leur maladie. Il ne s'agit plus de se battre, mais de soulager, donner la main avec grande humanité.
C'est le service dans lequel j'ai passé le plus de temps, pour rencontrer en premier lieu les soignants, enregistrer ce qu'ils avaient à me raconter en relation à l'alimentation.

Paroles de soignants


- Les patients n'ont pas l'habitude qu'on serve comme on le fait ici. Quand on rentre dans la chambre avec le plateau, hou-là, c'est joli, c'est bien présenté.

- Chanter c'est ma façon de rentrer en relation avec les patients. Avant de chanter je réfléchis avec qui je peux le faire.
 
- Quand un patient ne peut pas manger, on est très vigilant à l'hydratation de la bouche.
 
- Un patient avec une bouche sèche, il ne va pas pouvoir parler correctement, pas pouvoir s'exprimer avec sa famille, et du coup on fait des soins de bouche avec des bâtonnets. On s'est rendu compte que, d'habitude, on faisait ses soins au bicarbonate de sodium et quand on a des patients en fin de vie, on propose des soins de bouche plaisir, des soins de bouche au café, des soins de bouche au champagne, des soins de bouche au vin rouge, à tout ce que vous voulez, jus de fruits... On n'apprend pas ça quand on fait nos études, c'est super apprécié par les patients, et ça permet à certains de se replonger dans leurs souvenirs.
Souvent les patients tètent le bâtonnet, ils ont un réflexe de succion. Ils ont le goût du produit. Soins de bouche au café pour ceux qui ont bu du café toute leur vie, ou pour les fumeurs qui font l'association café clope le matin !

C'est l'alternative à l'alimentation chez les gens à qui on ne peut plus donner à manger ou à boire....

- Je ne sais si vous avez déjà essayé la barquette d'œuf du CHU, horrible l'odeur de l'œuf. On vous ouvre ça sous le nez, vous êtes sûr qu'il ne mange rien pendant tout le repas derrière. Préparé en amont, ça évite ce côté odeur chez des patients qui sont quand même très écœuré du fait de la maladie. On a des patients qui n'ont plus de goût. 
 
- Sur la question des odeurs, moi je suis fumeuse et je sais qu'il y a certain patient qui me repère à 3 kilomètres parce qu'ils sont fumeurs ou ancien fumeurs. Certain peuvent être indisposé, ils disent : ça me dégoûte que vous sentiez la clope...
 
- J'adore cuisiner, j'ai fait des cours de cuisine, je me fais livrer mes produits direct du producteur je fais partie d'un réseau d'AMAP. 
C'est le plaisir, en tant qu'être humain nous avons aussi la nourriture, c'est vachement important. Quand vous cuisiner, vous avez mangé de moitié. Quand je cuisine, c'est pour mes amis. 
L'idéal ce serait qu'on ait notre cuisinier ! 

- On essaie de donner les médicaments en même temps que les repas, pour faire passer le goût des médicaments, pour pas que ça les écœurent.

 
- Je me rappelle d'un patient qui refusait toute alimentation. Rien manger, aucune chose qui passe par la bouche, même les traitements. Petit à petit le fait de s'être habitué à nous, à l'ambiance du service, il a repris un petit plus d'autonomie dans la parole dans l'expression ; après il est passé à l'alimentation. Ça fait des semaines et des semaines qu'il ne mangeait pas, un jour sa sœur nous dit : il m'a demandé de passer une commande un peu exceptionnelle, il m'a demandé d'aller commander, au restaurant, des moules frites. Elle arrive avec une super casserole de moule et de frites. Il s'est goinfré. Le monsieur est décédé deux jours plus tard... Voilà.
 
- Une jeune dame, mariée, trois filles avec qui on a lié des liens, je crois le 24, le 25 elle a fait son dernier repas de Noël avec son mari, ses enfants. Elle n'était pas très en forme psychologiquement, pas très en forme physiquement, mais elle l'a fait, on était invité, on a bu du Monbazillac, on a mangé du foie gras avec elle, elle est décédé le 26 le lendemain de Noël. Et donc ça, c'est des bons souvenirs pour elle, pour sa famille, pour ses enfants, et je crois qu'on avait pris des photos et son mari avait amené des huîtres, il y avait un super plat, c'était super.
 
- C'est peut-être un peu utopique, pourquoi ne demanderait-on pas au début au patient quels sont ses goûts. Quelles sont vos habitudes ? Ça se fait pour le petit déjeuner, c'est plus facile. 
 
- Quand j'étais infirmière, je me suis dit que j'allais sauver des vies. Moi, j'ai pas sauvé des vies, j'ai choisi l'autre versant (soins palliatif). 
On n'est pas formé, à l'école, à l'accompagnement des personnes en fin de vie.
Une fois apprivoisés les lieux, les gens, enregistrer les patients capables d'échanger.

Paroles de patients


- C'est quand même bien, pour l'hôpital.
 
- Je ne bois pas, je n'ai jamais aimé ça, je n'ai jamais aimé les gens qui se torchent.
 
- La nourriture à l'hôpital, ben oui, c'est très bien, c'est pas... Mais j'aime pas être fermé.
 
- J'aime mieux le meilleur repas que celui qui est pas bon.
 
- Là, on peut pas se plaindre, parce qu'on mange bien.
 
- Là, c'est pire qu'au restaurant, on est bien servi, tout ça. Il y a un bon cuistot.
 
- J'étais à l'hôpital dans une salle de repos, et ben là, c'était pire que dégueulasse, y'avait pas de cuistot. C'était toutes des boîtes qui arrivaient des pays étrangers. 
 
- Oh, ne me parlez pas de ce que j'ai mangé, je m'en rappelle plus ! 
 
- Les repas faut pas se plaindre de ça, le gars qui se plaint de ça, c'est qu'il crève de faim chez lui, c'est ce qu'on dit !
 
- À propos d'alimentation chaque pays a ses façons : quand tu manges une chose qui est là, platch platch... C'est pour ça que j'aime encore la cuisine portugaise. La soupe paysanne, c'est la soupe portugaise, mes enfants ils en raffolent. Ici, on a tout pour acheter, le chorizo... Avant je tuais le cochon. C'était une fête de famille, tout le monde se réunissait, on était sept frères et sœurs, les enfants.... J'ai besoin d'y aller au Portugal. On va voir si je réussis mais pas sûr, j'aimerais bien mettre les choses en règles.

-
La nourriture à l'hôpital, c'est pas terrible, mais quand on a faim on mange. 
 
- C'est pas chez nous, ici, vous avez une cuisine différente qu'on fait chez nous. C'est à base d'huile d'olive, tandis qu'en France, c'est à base de beurre, de margarine, des choses qui ne sont pas trop... 
 
- Après on tempère quand c'est à la fin de la cuisson, ici il faut prendre le machin (salière) tic tic tic, tic tic, ça c'est tout passé. Ma femme, elle est forte, elle sait tout faire. Un beau jour le maire, il l'a embauchée comme cuisinière. Juste sentir dans la salle, il disait : c'est madame Lopez !

- Et ben maintenant, j'ai dit tout à l'heure, vu mon état, docteur elle m'a interdit, elle me dit d'arrêter le vin, l'alcool. Et je crois bien que je vais profiter, peut être quand si je rentre, à boire quelques canons en mangeant ; ouais, j'en ai marre, la vie pour moi, c'était un sacrilège et ça fait déjà quelques années que je ne bois pas !
Une aide-soignante dépose des tranches de kiwi sur un verre pour le personnaliser pour le malade.Par petites touches, les aides-soignantes personnalisent les plateaux repas des malades.
De façon concomitante, j'ai réalisé une série de photographies intitulées D'une main à l'autre. Ces images témoignent du soin apporté par les aides-soignantes à la mise en scène, mise en contenants choisis (dans la collection de vaisselle de couleurs), mise en plateau, des aliments. Par de petits gestes de cuisine, attentifs et minutieux, rajouter de la crème, du fromage râpée, des vermicelles de couleurs, les aides-soignants customisent, personnalisent, adaptent les portions des plats fournis par la cuisine centrale.
MB7 Customisation plateaux.Par de petits gestes de cuisine, attentifs et minutieux, rajouter de la crème, du fromage râpée, des vermicelles de couleurs, les aides-soignants personnalisent les plats fournis par la cuisine centrale.
Une autre fois, je suis venu dans le service alors qu'il était en train de déménager. Pas de patient à enregistrer, le personnel affairé à remplir les cartons, trier le matériel, poser de petites étiquettes sur les objets divers, signaler ce qui devait être jeté ou conservé ou vendu au profit de l'association du service.
 
Une atmosphère particulière que j'ai décidé de shooter avec mon petit téléphone à tout faire. Je me suis rendu compte, au visionnage des images, que je m'étais trouvé dans une église ! Le plan du lieu : une entrée ouverte, fleurie, ouvrant sur un couloir déambulatoire enserrant en son centre le cœur vivant de l'édifice (la cuisine, la salle des infirmières, la salle des médecins) et distribuant, en pourtour, les chapelles (les chambres) vivantes ou mortuaires.
Allongés, des gisants de chairs ; à leurs chevets, courbées, attentives, jamais vociférantes, familles, infirmières ou aides-soignantes. La lumière du déambulatoire diffère des espaces clos intimes comme si, en place des fenêtres étaient des vitraux. Celui-ci bleuté, cet autre ocre... Tout un panel de couleurs douces dispense des atmosphères particulières en fonction de l'orientation du soleil ou de l'allumage des réverbères prenant leur garde de nuit. Ornant le couloir quelques peintures abstraites, comme le chemin de croix d'une église contemporaine abandonnant l'image crue du supplicié pour celle, onirique, de taches colorées que chacun interprétera à sa sensibilité. Un chariot Snoezelen* se promène de chapelles en chambres pour de petits offices sensoriels.


*Le Snoezelen est une stimulation multi-sensorielle contrôlée, une pratique visant à éveiller la sensorialité du patient, dans une ambiance sécurisante.
Image d'une chambre d'hôpital. La lumière dans le service de soin palliatif ressemble parfois à celle d'un lieu de culte.Dans le service des soins palliatifs, les fenêtres dispensent une lumière douce aux couleurs changeantes. ©Marc Bretillot
J'ai souvent imaginé mes derniers instants à la Brel. Comme dans Mon dernier repas, chanson flamboyante, pleine de détermination, de panache, en fanfare, en tintamarre...

Extraits :
"À mon dernier repas,
Je veux voir mes voisins
Et puis quelques Chinois
En guise de cousins.

Et je veux qu'on y boive
En plus du vin de messe
De ce vin si joli
Qu'on buvait en Arbois.

Je veux qu'on y dévore,
Après quelques soutanes,
Une poule faisane
Venue du Périgord.
Puis je veux qu'on m'emmène
En haut de ma colline
Voir les arbres dormir
En refermant leurs bras.

Et puis je veux encore
Lancer des pierres au ciel
En criant Dieu est mort
Une dernière fois." [...]

"À mon dernier repas,
Je veux voir mon âne
Mes poules et mes oies
Mes vaches et mes femmes.
À mon dernier repas,
Je veux voir ces drôlesses
Dont je fus maître et roi
Ou qui furent mes maîtresses.

Quand j'aurai dans la panse
De quoi noyer la terre
Je briserai mon verre
Pour faire le silence.

Et chanterai à tue-tête
À la mort qui s'avance
Les paillardes romances
Qui font peur aux nonnettes."
J'ai tristement appris dans ce service que le poète mentait ignominieusement : pas de vin d'Arbois (ou seulement sur un gros coton-tige pour un soin buccal), pas de poules faisanes, juste une purée de légumes indéterminés mixés finement, incapable de mâcher, pas de musiciens (avec de la chance une chanson susurrée par un aide-soignant mélomane). Pas de harangue à Dieu, trop épuisé pour lever le poing, pas de drôlesse, inapte, impuissant.
Qu'à cela ne tienne, si je ne suis plus en état de manger - ce « premier plaisir que l'homme a en naissant et le dernier qui reste lorsque tous les autres ont disparu », dixit Brillat-Savarin -, et bien, que ceux qui viennent à mon enterrement fassent bombance pour moi. Qu'ils s'abreuvent sans mesure de trousseau ou poulsard rubis, de jaune vin aux arômes envoûtants de noix de muscade, se délectent, bien vivant, d'une salade de pommes de terre fermes, vinaigrette d'échalotes détendue au chablis ou autre nectar vif de Bourgogne, accompagné d'un dodu cervelas pistaché de bonne facture charcutière, comme à Lyon on l'y fait...

Je ne vous ai pas parlé, j'aurais dû commencer par-là, de Persil, formidable, formidable cadre de santé du service de soins palliatif. Enthousiaste dès le début, une frite renversante. Ce genre de résidence, ce n'est pas du gâteau, pas tout cuit, des tronches de cake... des fois, blues, coup de mou, baisse de régime. Qu'est-ce que je fous là ? Y retourner, quand il fait beau encore, mais au froid, t'es bien seul, le soir rentré dans ton petit logement de fonction, bien impersonnel, sans vue, au bord de la voie rapide, vroum vroum, des insomnies trois nuits durant... Une visite, un mail de Persil, et ça repart à donf. Y'en faudrait plus des comme Persil, à l'hôpital et pas que, dans la vie, sur la pelouse, au guichet, en guimbarde... partout quoi.
C'est bien simple, et ça dit tout, Persil est la seule des services avec qui j'ai travaillé qui était au vernissage de l'expo ! Mais je vais y revenir, j'vais pas me priver, je ne suis pas aigre, c'est tellement gros, c'est drôle, drôle à en pleurer...
Optimiste Persil, merci ! Merci encore !

6 - Farci de courgette

 
J'ai tout de suite aimé ce nom, Farci de courgette. Cette inversion sémantique a titillé mon imaginaire. Une courgette farcie, je vois, on prend une courgette et on la farcit, pas besoin d'avoir fait des hautes études de cuisine à l'Institut Paul-Bocuse pour comprendre le truc, c'est clair, net. Mais farci avant...? Farci de courgettes. Est-ce une gentille insulte, la huitième position du Kamasutra ou un mets qu'il me sera donné de goûter lorsque que je serais enrhumé, cassé de la patte, boiteux ou moitié bouffé par le crabe ?
 
Au début de la résidence, j'ai visité la cuisine centrale et le self, mais je ne savais qu'en faire. Dans cet univers hyper contraint - par les normes d'hygiène, le temps, le transport, le coût...- les interventions possibles sont limitées. À mi-parcours, avec un peu de recul sur mon cheminement, je me rends compte que le gros outil qui innerve tout le projet est absent. Mais où est donc ce cœur tentaculaire en liaison (fut-elle froide*) avec tous les services de l'hôpital, la cuisine centrale ? Pas possible de parler boustifaille sans causer cambuse. Quand on creuse, on trouve.
 
Je propose alors au responsable de la cuisine centrale de suivre un plat du début à la fin. Le fameux farci de courgette, donc, du début de la préparation jusqu'à sa consommation. Suivant la rotation des plats, il revient toutes les trois semaines. Tout, ici est prévu très longtemps à l'avance. Et le travail à partir de demi-produits et de surgelés n'empêche pas l'investissement et le boulot remarquable du chef et de la quarantaine d'employés.
 
Je fais 500 photos, du quai de déchargement des denrées, au lit du patient en cardiologie. Je sélectionne 150 images. Je les classe, les légende, un travail de fourmi.


*Liaison froide : quand la conservation et le transport des mets se fait à une température de 0 à 3 °C, les mets ayant été réfrigérés immédiatement après leur préparation. Le temps de conservation entre la production et la consommation peut aller de quatre à sept jours en fonction de la qualité de la chaîne du froid.

24 janvier 2019. MB9 Dans la cuisine centrale.24 janvier 2019. Un cuisinier goûte un de ses plats. La cuisine centrale est soumise à nombre de contraintes et gère la complexité des régimes en fonction des pathologies.

7 - Les contraintes du projet d'exposition


Vendredi 15 février 2019, j'ai rendez-vous chez le directeur adjoint de l'hôpital, monsieur Pourpier. Monsieur Pourpier est arrivé depuis peu, en remplacement de la très charmante Mademoiselle Cresson. Il ne connaît pas le dossier. Des fuites de photos de la cuisine centrale lui sont parvenues sans qu'il en connaisse le contexte. Il a convoqué Nombril de Venus illico. Suite à cet entretien Nombril m'a dit que si je n'accédais aux demandes de contrôle de la direction, celle-ci pourrait interdire l'exposition.

Incroyable, tout ce boulot (je ne juge pas de la qualité, mais de la quantité) pour que dalle, rien, peau de zob. Et puis l'engagement que j'ai pris auprès des deux patientes de TCA d'exposer leur production, c'est dégueulasse. Je m'en fout, je fais une expo interdite, dans un lieu alternatif de la ville (j'ai mon idée là-dessus) !
Bref, j'étais remonté. Prêt à en découdre...

Nous nous sommes rencontrés dans une grande salle de réunion à côté du bureau de la direction. Grande table dessinant un ovale bordé d'une quarantaine de fauteuil, genre conseil de direction-duplex-écran-moquette, Largo Winch... Étrange, nous nous sommes placés dans un coin, en marge. En marge décidément, comme cette résidence.
 
Je m'attendais à tout moment à ce que, d'une porte dissimulée, surgisse une secrétaire pin-up moulée dans une blouse trop courte. Non, ce fut un homme de ménage tirant un gros aspirateur qui arriva en nous demandant de quitter la salle pour qu'il puisse, avant la fin de son service de la semaine, faire propre la grande salle, comme c'est indiqué sur la feuille de service numéro 725. Nous déménageons dans une salle plus modeste, et finalement plus adaptée.

J'expose le projet et sa construction, monsieur Pourpier me dit ses préoccupations par rapport à cette exposition qui ne devrait pas être l'étincelle d'un début de scandale dans un contexte difficile.
Chacun entend les positions de l'autre, nous nous quittons en comprenant les enjeux réciproques (même si les miens, grâce au ciel, sont sans commune mesure avec ceux du plus gros employeur du département).

Pour ce qui concerne les photos pouvant prêter à interprétation, j'accepte de les enlever, ça ne me dérange pas, cela ne nuit pas au travail, ni à mon intégrité d'artissssste.

Reste ce journal de résidence qui est la trace de mon ressenti. Là, je ne peux pas accepter qu'il soit censuré ou de bon ton. Mais alors qu'en faire ?

Je soulève le problème, mais il est vendredi, fin d'après-midi, et Monsieur Pourpier a encore une montagne de dossier et une garde de week-end à suivre... La question, sans réponse, reste en suspens !
Des contraintes naissent les idées. Évidemment si j'expose, mets à disposition ce journal avant l'exposition, je ne pourrais pas analyser le produit de tout cela. C'est à dire comprendre comment l'exposition et la performance Rouge purée sera reçu par le public (s'il y en a !).

Sincèrement, merci Monsieur Pourpier.

8 - Saint-Étienne


Être en résidence, signifie rester. Au CHU, c'est entendu, mais pas n'importe lequel : celui de Saint-É. Si je passe pas mal de temps à l'hôpital, j'en passe, de fait, plus encore en ville.
 
Il n'y a malheureusement pas beaucoup de trains directs au départ de Paris, ma résidence de famille, ou fiscalement principale.
Rares trains directs, si bien qu'une fois sur deux, je change à la gare de La Part-Dieu, la mal nommée : pas un rade digne de ce nom. Un bouchon ? Tu rêves. C'est moche, c'est tout.
Après Lyon, la voie ferrée chemine en vallée par Givors-Ville, Rive-de-Gier, Saint-Chamond pour arriver à Saint-Étienne-Châteaucreux. Un chemin de traverse bordé d'usines.
On entre en Saint-Étienne par le TER sitôt quitté Lyon. La voie ferrée chemine en vallée par Givors-Ville, Rive-de-Gier, Saint-Chamond pour arriver à Saint-Étienne-Châteaucreux. Un chemin de traverse bordé d'usines qui sentent bon la limaille, en activité ou abandonnées. Welcome à Saint-Étienne. J'adore ce bout de trajet, voilà la stéphanoise grandeur et décadence, et construction, et projets, et possibles... Et toute à refaire le monde, à point d'heure dans les boîtes, à la Mine ou au Bull, ou ailleurs dans la nuit. Bien que le mot design, qu'on met à tous les ragouts, ne veut plus être précis, il a, à Saint-Étienne, un vrai parfum pas frelaté, ni de luxe, une nécessité impérieuse joyeuse. Saint-É, c'est la Pâque du design.
Attention, à Saint-Étienne tout est design (je me répète, designer sénile !) : le coiffeur, les sanisettes, l'air qu'on y respire, que s'ils pouvaient, y vous le mettrait en intraveineuses de gré ou de force, à voir les affiches affligeantes pour la promotion locale de la Biennale, « le cœur du design bat à Saint-Étienne » surmontant un couple façon roman de gare. Welcome la poésie, c'est pas beau beau de prendre les locaux pour des débiles !
La campagne publicitaire "le cœur du design" ©Marc Bretillot
En amuse-bouche de cette résidence, j'ai eu le plaisir de participer au jury des commerces design (concours organisé par la ville).
Je ne soupçonnais pas à quel point il y a des innovations (et beaucoup de cavistes à la page, ce qui n'est pas pour me déplaire), mais aussi des boutiques d'un autre temps, celui des R16, de Rocheteau, des frères Revely et leur coupe mulet, cheveux bien dégagés sur les côtés et dégoulinant dans le cou.

C'est tous ces paradoxes que la ville cultive et qui font qu'on s'y attache irrémédiablement.
 
J'aime cette ville depuis longtemps, le temps des premières biennales, le temps du grand Jacques Bonnaval, visionnaire généreux.
Le temps où, avec les Equrrisseurs (doux groupe de punk rock dans lequel je marquais le tempo sur la grosse caisse de ma batterie rouge, comme on forge) nous faisions des performances à tout casser les locaux de La menuiserie (centre d'art indépendant présidé par le frère du bassiste).

La rencontre la plus stéphanoise que cette résidence m'a offerte est celle d'un patient érudit dans l'unité de cardiologie intensive.
Nous attendions son plateau repas du midi, lui pour se nourrir, moi pour documenter le parcours du farci de courgette (décidément cet intitulé de plat de résistance est onirique à souhait !). Une heure à parloter. Vite, la discussion a tourné sur Saint-Étienne city.
Ex-professeur d'économie à la faculté, il me fit un témoignage passionnant sur son attachement à la ville. Notamment de m'expliquer que l'âge d'or de la ville fut celui des deux guerres, la Grande et la Deuxième. Merde, je n'y avais pas pensé. On ne le voit pas, le nez au milieu de la figure, bigleux du cerveau pas possible ! Hé oui, le portail de la grande entrée de la cité du design, dans le prolongement de la place d'Armes ! Il est orné au fronton de lettres en fer forgé portant cette inscription sans appel : Manufacture Nationale d'Armes !

Saint-Étienne ne ment pas ! Les grandes avancées technologiques et médicales sont le fait de la guerre. L'homme, pour ainsi dire, n'a jamais aussi bien fait du design que quand il s'agissait de s'entretuer. Le plus difficile dans tout projet est de poser les bonnes questions, ici le cahier des charges est clair et le résultat efficient ! Des canons, des canons, des canons.



Il y a une rue à Saint-Étienne qui se nomme Martyrs-de-Vingré. C'est la rue de la soif, piétonne, petite, étroite, mais pleine à craquer de bars, pleins à craquer de buveurs sérieux, hips, ze voulait dire de sérieux buveurs, pleins comme de pelles, en deux mots la rue bourrée !
Qui de ces âmes titubantes ne s'est jamais demandé pourquoi les martyrs de Vingré ?
 
Ça m'a percuté comme un obus de 7,5. Bloummmm.

Vingré est un hameau rattaché à Nouvron-Vingré, petite commune perdue sur un plateau à perte de vue, à perte de vie dans le département de l'Aisne. Ce village est à trois kilomètres de Fontenoy, à flanc de coteau et au bord de la rivière Aisne. C'est de là que vient mon cœur. Mon arrière-grand père, député-maire, est resté sur place, en sa grande maison, pendant tout 14-18, malgré la mitraille juste au-dessus sur le plateau. Le château, réquisitionné, est transformé en hôpital de campagne. Les grands albums de la bibliothèque regorgent de photos de lits de fortunes alignés, de gueules cassés... Ta ta ta lala, « Moi, mon colon, celle que j'préfère C'est la guerr' de quatorz'-dix-huit », chantait Brassens. En juin 18, juste avant que ça finisse, la belle architecture XVIIe est à nouveau occupée par les Teutons. Rasée rasibus par un colonel d'infanterie, cousin de surcroît, le salaud. En 1924, la maison sera reconstruite, avec les dommages de guerre, mais sur le côté de la ruine, les architectes jugeant les fondations trop ébranlées. Alors Vingré, ses martyrs (six soldats français, dont quatre de la Loire sont injustement fusillés par la cour martiale partiale), tu parles si je connais. Saint-Étienne, de sang mêlé avec le sang de ma terre, bisque rage triple zut bachibouzouk, Saint-É, je t'ai dans la peau !

9 - Vernissage en purée !


Voici donc, à mi-temps de la biennale, le vernissage d'Hôpitable, organisé à cette date pour que les agendas des huiles puissent être miscibles. Monsieur le maire et monsieur le directeur du CHU sont présents. À dire vrai, au début, il n'y a pas grand monde, mais vous allez voir que ça va s'arranger ! (si on considère que l'affluence est signe de réussite, de reconnaissance, d'estime, d'accomplissement personnel, de torse qui se bombe et chevilles qui enflent...)

J'ai préparé, sur la demande insistante de Nombril de Vénus, une performance.
- Allez Marc, c'est ton fonds de commerce la performance, la belle perforrrrmance...

Je m'exécute, corvéable que je suis, ce sera : Rouge purée. J'avoue avoir hésité avec Purée rouge (est-ce l'influence de la prose Farci de courgette ?). Faire produire en live, par les invités du vernissage, une délicieuse purée de pommes de terre, moulinée, passée au tamis, fouettée au beurre, en suivant scrupuleusement les directives de la Robuche, dit le grand Joël, dit Robuchon l'Atelier. Puis la piquouser à la seringue, sans ménagement, de jus de betterave sanglant.
17 heures, vernissage. Nous sommes comme les dix doigts de la main. Dix.
Les fouets, casseroles et cuillères pendant la présentation de Rouge purée.Fin de la performance Rouge purée. Plus de purée mais une seringue pleine de betterave. ©Marc Bretillot
Patients exposants, pas là ! Patients exposés, pas là ! Médecin, pas là ! Infirmières, infirmiers ; pas là ! Aides soignant, pas là ! Cuisiniers, pas là ! Enfants et parents de la crèche, pas là ! Cadre de santé, pas là, sauf Persil, ah Persil, sans qui cette résidence aurait cruellement manqué de saveurs !
 
Je fais faire un tour de l'expo, je m'applique, j'articule.
Moi - Bla Bla Bla. Monsieur le maire, voulez-vous dire un mot ?
Gabriel Perdriaux (le maire) - Vous avez tout dit, je n'ai rien à ajouter.
Moi (en aparté) - Je ne suis pas sûr que les pommes de terre soient cuites, je vous propose d'aller les sonder.
Moi (à haute voix) - Dix minutes, dix minutes et c'est bon.
Gabriel Perdriaux (arrangeant) - Ok.
 
Le temps de parole politique est-il défini par celui de la cuisson des pommes de terre ? Je pose la question.
Il se dirige vers le micro disposé devant la boutique de l'exposition, sous les arcades. Quel est le fonctionnaire zélé qui a eu la riche idée d'amplifier la voix du premier de la ville pour dix pélosses, ne se doutant pas que le son sous arcades porte, et que s'il porte il attire ?

Gabriel Pedriaux (amplifié) - BLA BLA...
Pas le temps du dernier bla, qu'une foule hirsute, bigarrée et surmontée d'étendards revendicatifs, Non aux expulsions, surgit, vociférant : Expulsions, nion nion. Si fort et avec tellement de conviction que la voix du maire, malgré l'amplification et le sbire qui pousse les potards à fond, s'en trouve submergé.
Monsieur le maire, entreprenant et comme si de rien n'était :
- Allons faire la purée.
 
À peine à l'œuvre derrière la table de travail, nous sommes encerclés.
Je m'avance, essaie une médiation :
- Chers amis, venez donc pureté de concert avec nous. Me, You, Nous, vous et moi faisons terrain d'entente et discutons autour de la révolutionnaire purée, quel bon vent vous amène ?
Les revendicatifs : - T'as qu'à faire à manger pour les familles d'expulsés, suppôt de design (pour être exact ils n'ont pas dit « suppôt de design », mais ils le pensaient si fort qu'on eut pu l'entendre), expulsions nion nion... EXPULSIONS NION NION.
 

Les porte-étendards s'avancent tant et plus que le maire se retrouve avec la banderole en place du visage. Pas moyen de faire la cuisine dans ces conditions.

Il s'excuse et, sans autre alternative, prend la poudre d'escampette. Vous souvenez-vous du conte du petit joueur de flûte qui extirpe de la ville les rongeurs par la mélodie de son flûteau ? Vous vous souvenez des merveilleux dessins de Samivel ? (ce devait être édité par Le père Castor.) Et bien là, tout pareil. Comme par miracle, que je sois rôti si je mens, monsieur le maire - et sans flutiau !-, le directeur de l'hôpital et son adjoint, la bande d'hirsutes, ont filé à la suite de leur étoile (bonne ou mauvaise cela reste une question de point de vue sur laquelle je ne me prononcerais pas).
 
La vie est un potage !

10 - Utopitable



À quoi bon tout ça ? À rêver une alimentation à l'hôpital qui fasse rêver.
Le designer associe dessin et dessein, un projet qui dessine un monde meilleur !
L'artiste enchante ou dénonce.
Le cul entre deux chaises, entre art et design, attentif, j'écoute ce que les acteurs de l'hôpital (soignants et patients) disent de ce qu'ils y mangent ou aimeraient y manger.

Je pensais tomber sur des râleurs aigris, il est convenu de dire « à l'hôpital la bouffe, c'est dégueulaaasssse ! », mais les témoignages que j'ai recueillis in situ sont tout autres. Bienveillants, parfois enthousiastes, et souvent compréhensifs, ils sont nombreux, majoritaires à avoir un ventre reconnaissant. Dans hôpital, il y a hospitalité, un bienfait en soit.

La nourriture qui y est servie, doit avant tout répondre à des critères techniques nutritifs et sanitaires.
Pour ce qui est du plaisir, c'est un autre lieu : qui vient avec plaisir à l'hôpital?
Cela n'enlève en rien au fait que le douloureux apprentissage de la perte de quelque chose (un doigt, un œil, un souffle, une autonomie, la raison, la vie... ) peut être accompagné d'humanité. De ce que j'ai de mes yeux vu, les personnels, pour la plupart, s'y attellent.

Voici donc, inspirées de témoignages enregistrés ça et là dans les cinq services visités, quelques pistes d'amélioration utopistes, ou pas.

Le sensoriel

Les textures


- Quand tu manges une chose qui est la platch platch. (parole de patient)

Le système de liaison froide [abaissement rapide de la température du plat pour le conserver au mieux] combiné au conditionnement en barquette operculée offre une garantie sanitaire à un coût optimisé. En terme organoleptique cela n'est pas optimum pour tout le panel des préparations culinaires. Le réchauffage des plats encapsulés crée une atmosphère de vapeur humide, ainsi la peau du poulet rôti suinte, se ride et se dégourmandise. Il est difficile d'avoir des textures croustillantes, craquantes. On pense trop souvent que le plaisir gustatif est uniquement associé à la saveur, non, la consistance la texture sont prédominantes.

Les températures


- Gros défaut des plats réchauffés qui sont froids à l'intérieur.
(parole de patient)

Le système des charriots qui combine réchauffage et maintien au froid dans deux enceintes contiguës permet de gérer un plateau avec plat chaud et entrée et dessert froids. C'est en soi une prouesse technique. Mais cela ne permet pas d'avoir des variations importantes, comme par exemple une soupe chinoise brulante et un dessert glacé. Sans doute est-il vrai que dans le cas des malades, les extrêmes ne sont pas conseillés, et pourtant cela participe de l'expérience gustative et du plaisir de manger.

L'apparence

 
- Ils servaient les plats sous-vide, ce qui me rebutait beaucoup.
- Un plateau servi en présentation, ça donne plus envie que ces plats sous-vide.
- On fait des supers assiettes, posées sur des plateaux pourraves.

(parole de patient)

On mange en premier avec les yeux. La question de la présentation est déterminante, c'est ce qui va nous mettre en condition, nous inciter à, ou nous rebuter.
Le service en barquettes ne permet plus de décorer le plat d'une feuille de laitue. Actif militant de l'abolition de la verdurette en « décoration » d'assiettes, je trouve cela salutaire ! Si dans la situation il est difficile d'imaginer un dressage soigné, on peut se poser la question de l'environnement immédiat : la vaisselle et le plateau. « Ne demandez pas à un designer de dessiner un pont, mais comment traverser la rivière. » La solution existante, c'est des barquettes en plastique à usage unique qui, en plus de ne pas être attrayantes, ne sont pas très développement durable. Quels autres contenants imaginer ? Quels autres supports à la place des plateaux abîmés par l'encre des marquages et du système de réchauffe ? Ces éléments s'inscrivent dans une chaîne complexe de production, de transport, de distribution, d'usage... Réfléchir à un maillon sans envisager la chaîne complète n'est pas du design. C'est un vaste programme qui demande de mettre autour de la table tous les acteurs... pour être efficient.

L'être


Le goût culturel, le goût personnel



- C'est mon goût à moi qui m'a incité à manger à l'hôpital.
- Origine polonaise après la guerre, quelque fois des plats d'origine polonaise.
- La soupe paysanne c'est la soupe portugaise, mes enfants ils en raffolent.
- Que les légumes soient plus cuits, une ratatouille on n'arrive pas à écraser les légumes.
- A propos d'alimentation chaque pays a ses façons.
- C'est pas chez nous, ici vous avez une cuisine différente, chez nous c'est à base d'huile d'olive, tandis qu'en France c'est à base de beurre de margarine des choses qui sont pas trop...
- Steak au poivre, comme ma mère, flambé au cognac, là vous vous régalez.
(paroles de patients)

La cuisine centrale gère la complexité des régimes alimentaires de chaque patient en fonction des pathologies, c'est un exploit. Elle intègre aussi par l'intermédiaire d'un questionnaire en début d'hospitalisation, les allergies, les aspirations religieuses, et les goûts !

La relation

 
- Manger seul ne me dérange pas du tout.

J'avais imaginé que le fait de se retrouver seul face à son plateau était pénible. D'une part parce que culturellement pour la majorité des sociétés, les repas sont des instants de convivialité, et d'autre part, parce que sans autre sujet de distraction, on est focalisé sur ce qu'on mange à la manière d'un critique gastronomique. En fait je n'ai pas recueilli de témoignage allant dans ce sens. Je pense que le malade diminué n'est pas heureux de partager son état. Manger le met à nu, il préfère le faire seul. Une relation virtuelle pourrait être envisagée, plateau interactif, robot serveur, etc. Je le dis sans conviction !

Le service


- Ça dépend du service, ici c'est pas mal.
- Là c'est pire qu'au restaurant, on est bien servi tout ça, y a un bon cuistot.
- Chanter, c'est ma façon de rentrer en relation avec les patients.

(paroles de patients)

Le sujet est d'importance... La question du service est primordial. Prenez une assiette et posez la délicatement sur la table en susurrant « c'est pour toi je te l'ai fait avec amour... » La même assiette jetée là sur la table en vociférant « MANGE ! ». Assurément la perception en est différente. Cela revient à dire que l'attention, la gentillesse sont déterminantes. Si le personnel est stressé, trop peu nombreux, soumis à un rendement infernal, hé bien le service se dégrade. La machine ne remplace pas l'humain.

L'alcool


- Une infirmière m'a proposé du vin, je pensais pas que c'était vrai.  »
- Je ne bois pas, je n'ai jamais aimé ça, je n'ai jamais aimé les gens qui se torchent.
- J'aime mieux le meilleur repas que celui qui est pas bon.
- Et ben maintenant vu mon état, docteur elle m'a interdit, elle m'interdit elle me dit arrêtez le vin, l'alcool. Et je crois bien que je vais profiter, peut-être quand si je rentre, à boire quelques canons en mangeant; ouais j'en ai marre, la vie pour moi c'était un sacrilège et ça fait déjà quelques années que je bois pas !

(paroles de patients)

C'est un sujet délicat, qu'est-ce qui me fait du bien? Qu'est-ce qui me fait du mal ?
Est-ce à moi d'en juger ? Ou je délègue la question au corps médical ? En fait ai-je le choix ?
La question de l'alcool est revenue plusieurs fois dans les témoignages. On pourrait aussi y voir la question commensale, l'alcool qui se partage qui fait lien, mais aussi qui à trop forte dose isole. Le sujet est très polémique forcément, c'est un produit fini plus gustatif que nutritif, un produit de plaisir, une quête d'évasion. N'y a t-il pas des boissons qui avec le même degré de sophistication, de rituel, pourraient répondre à l'envie d'ailleurs ? Peut-on imaginer des recettes de cocktail hôpital ?

La monotonie, la lassitude


- Là, ça revient régulièrement.
- C'est quand même toujours la même chose.
- C'est pas toujours varié, c'est un peu toujours la même chose.
- La nourriture à l'hôpital c'est pas terrible, mais quand on a faim on mange.
(paroles de patients)
 


Évidement les process sont calés, la gestion d'une si grosse machine avec sa multitude de contraintes n'est pas aisée. À une échelle plus petite, on voit l'apparition de restaurants-cantines tenus par des femmes d'origines variées et qui forcément font une cuisine aussi variée qu'il y a de nationalités. Et si l'hôpital était aussi le lieu de la découverte des diversités ?

La reconnaissance, l'empathie


- Là on peut pas se plaindre parce que on mange bien.
- Ils font comme ils peuvent avec les moyens du bord.
- Les repas faut pas se plaindre de ça, le gars qui se plaint de ça, c'est qu'il crève de faim chez lui, c'est ce qu'on dit.
- On apprend quand on devient vieux.
(paroles de patients)

Contrairement aux idées reçues, nombre de patients sont très reconnaissants de ce qui leur est servi. Il faut le dire !

Le contexte


- La nourriture à l'hôpital, ben oui c'est très bien, c'est pas... Mais j'aime pas être fermé.
- J'étais à l'hôpital dans une salle de repos, et ben là c'était pire que dégueulasse y avait pas de cuistot, c'était tout des boîtes qui arrivaient des pays étrangers.
(paroles de patients)

S'agit-il du corps lui-même ou de la possibilité de se mouvoir en liberté, le corps qui en tous les cas interdit. Les patients que j'ai rencontrés sont en colère contre eux-mêmes : je ne peux plus faire ci faire ça... La question serait alors, concernant l'alimentation, comment pourrais-je avoir plus de liberté ou de sensation de liberté.
Évidemment les réponses sont individuelles, comment une cuisine centralisée peut y répondre? Le fractionnement des unités de production, la proximité est une possibilité. Peut-on imaginer avoir un espace de cuisine comme on a une salle de bain à disposition dans chaque chambre, ou peut-on imaginer que la cuisine se déplace dans l'espace intime de la chambre, charriot mobile avec cuisinier nomade, ou pas de cuisinier, le cuisinier, c'est moi si j'en ai les capacités. En fait cela revient à recréer un chez soi, ou l'inverse un hôpital chez soi... ?

À bout de souffle, Jean-Paul Belmondo agonisant d'une balle de revolver tirée dans le dos dit « c'est vraiment dégueulasse ». La sublime Jean Seberg dit, en dessinant avec son pouce le tour de sa bouche «  qu'est ce que c'est dégueulasse ? ».

Marc Bretillot

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